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VOYAGE
L'AMÉRIQUE CENTRALE
PARIS, - IMPRIMERIE DE J. GLAYE
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VOYAGE
L'AMÉRIQUE
CENTRALE
LMLE DE CUBA ET LE YUCATAN
ARTHUR MORELET
Sentir et connaître sont les plus vires « aspirations de notre nature. »
TOME PREMIER
PARIS
GIDE ET J. BAUDRY, LIBRAIRES-ÉDITEURS
5 RUE BONAPARTE 1857
A LA MEMOIRE
DE MON FRÈRE RAOUL MORELET
ENSEIGNE DE VAISSEAU
mort sur la côle d'Afrique le 30 octobre 1846
PREFACE
Vers la fin de l'année 1846, à une époque où la paix générale laissait une carrière libre à toutes les entreprises, j'effectuai le voyage dont on va lire le récit; je partis seul, entraîné par l'amour des sciences naturelles et par un sentiment d'émulation nationale que je nourrissais depuis longtemps dans mon esprit.
Je fus assez heureux pour réaliser mon projet dans les termes où je l'avais conçu et pour recueillir, dans une région inexplorée, des collections précieuses que j'offris plus tard au Muséum de Paris; mon abandon fut absolu, c'est-à-dire que je me dessaisis non seulement des objets, mais du droit qui m'appartenait de les décrire et de les publier.
Je devais cette courte explication au lecteur, qui pourrait s'étonner avec raison que mes travaux se soient bornés à un simple journal de voyage , et que le feu sacré dont je sembiais brûler pour l'histoire naturelle, n'ait pas produit de plus importants résultats; tout effort a ses limites : réduit à mes propres ressources, j'ai dû renoncer, mais non pas sans regret, à une récolte que j'avais laborieusement préparée. Néanmoins la science n'y aura rien perdu; s'il ne m'a pas été permis
4 PRÉFACE.
de réunir en un seul corps d'ouvrage les éléments que j'avais rassemblés et de les développer aussi largement que je l'eusse désiré, on les trouvera disséminés dans les publications scientifiques de l'époque où, sous une forme plus modeste, ils ont pris rang parmi les faits.
Les pages qui suivent ont été écrites sur les lieux ; j'aurais pu les livrer depuis longtemps à la publicité, si je n'eusse été retenu par un sentiment de méfiance que j'ai fini par surmonter. En les relisant, j'ai beaucoup retranché, mais je n'ai rien ajouté ni rien changé, pas même la distribution que j'avais adoptée dès l'origine et qui concorde avec les phases de mon voyage.
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VOYAGE
L'AMÉRIQUE CENTRALE
CHAPITRE PREMIER
L'OCBAS ATLANTIQUE
Par une matinée froide et brumeuse du mois de novembre ÏS10, la Sylphide, qui depuis plusieurs jours ai tendait un vent favo- rable, sortait enfin des bassins du Havre en déployant successive- ment ses voiles. Quoique la température fut loin d'être agréable, les quais et la jelée étaient garnis de spectateurs, attentifs à celte petite scène dont ils observaient les détails. Quand le navire, rasant
6 CHAPITRE PREMIER.
l'extrémité. du môle, tourna sa proue vers l'Océan, des mouchoirs et des chapeaux s'agitèrent parmi les groupes qui suivaient des yeux la manœuvre : c'était un dernier adieu et un dernier vœu ; c'était aussi un hommage que les populations maritimes rendent au bâtiment qui entreprend un voyage de long cours : la Sylphide était frétée pour la Havane.
Dans ce moment suprême où se rompent à la fois tous les liens qui forment ce que Ton appelle la patrie, le cœur le plus aguerri est saisi d'une invincible tristesse, et la sensibilité la moins expan- sive se trahit ; alors les rêves dorés qui avaient séduit l'imagination se dissipent et ne laissent après eux qu'un sentiment de vide et de regret , les souvenirs du passé se ravivent , ils se pressent en foule comme des ombres muettes ; toutes les facultés de l'âme se concen- trent en eux : telle était du moins la situation de mon esprit, tandis qu'appuyé contre les bordages , j'attachais un regard mélancolique sur la terre dont nous nous éloignions rapidement ; absorbé dans la contemplation intime de tout ce j'aimais, de tout ce que j'avais abandonné , j'éprouvais cette émotion grave qui succède aux grandes résolutions et aux longs adieux.
Cependant l'agitation et le mouvement du départ avaient cessé; on n'entendait plus que le bruit sourd des eaux au milieu du silence universel; la ville, le port, le môle couvert de spectateurs, tout était loin , tout avait disparu ; néanmoins on distinguait encore les côtes de Normandie découpées comme une pâle silhouette sur la teinte grise de l'horizon. Le soir vint : des stries d'un rouge ardent déchirèrent les vapeurs dont nous étions environnés, et l'orbe du soleil entièrement dégagé descendit avec majesté dans l'Océan. Au moment où les derniers rayons du jour s'effaçaient, nous vîmes briller dans la direction opposée le fanal de Barfleur, dernier vestige de la terre natale que nous ne devions plus contempler.
Nous naviguâmes pendant toute une semaine sur une mer hou- leuse, entraînés vers le nord bien loin de notre route, souffrant du mal de mer et attristés par l'âpre té du climat. Les bâtiments qui sillonnaient la Manche et dont le fréquent passage nous avait
L'OCÉAN ATLANTIQUE. 7
procuré quelques distractions, devenaient de plus en plus rares depuis que nous avions franchi le détroit; bientôt nous voguâmes dans la solitude, et nous éprouvâmes à la fois le sentiment de l'im- mensité et celui de notre isolement.
Le huitième jour, une forte brise souffla du sud et fraîchit à l'entrée de la nuit; le ciel et l'eau changèrent d'aspect; nous ser- râmes toutes nos voiles en remettant à la Providence le soin de nous conduire. Rien n'est triste comme le spectacle d'un bâtiment qui renonce à marcher pour songer uniquement à sa conservation , et qui, roulant de vague en vague, devient littéralement le jouet des éléments. Au craquement des cloisons ébranlées par le roulis , au bruit affreux des lames qui s'abattent sur le pont, le passager novice se persuade que la frêle barrière qui le sépare de l'abîme va s'en- tr' ouvrir, et les fortes émotions qu'il éprouve font sourire le marin plus expérimenté.
Au matin le vent fléchit, mais la mer était bouleversée dans ses profondeurs; des montagnes liquides d'un gris métallique soule- vaient alternativement le navire et le renversaient sur le flanc ; le ciel était plombé comme les eaux. Nous vîmes passer à quelques pieds du bord des débris entraînés par la houle ; ces signes irrécu- sables d'un naufrage éveillent toujours de mélancoliques pensées dans l'âme du navigateur, mais leur impression passagère s'évanouit au premier beau temps.
Après trois semaines de calmes , de bourrasques , de brises con- traires ou favorables, incidents journaliers qui prêtent à la navi- gation à voile un certain air d'aventure et dont les vicissitudes ne sont pas sans quelque charme , nous franchîmes le parallèle des Açoreset nous entrâmes dans une région nouvelle. L'Océan, mal- gré son apparente uniformité , varie d'aspect avec la longitude et le climat; nous laissions derrière nous des solitudes brumeuses , où régnaient les vents froids du nord , pour nous rapprocher du tro- pique , et pénétrer, si je puis m'exprimer ainsi , dans l'empire même de la lumière. Déjà la douce influence de la chaleur commençait à se faire sentir; le ciel était radieux, la mer d'un bleu d'azur : rien
8 CHAPITRE PREMIER.
n'égalait la sérénité du matin, quand le soleil se dégageait des nuages roses et violets qui ceignaient l'horizon. La phosphorescence des eaux devenait aussi plus manifeste ; des poissons traversaient leurs couches diaphanes; des vélelles, des méduses et d'autres radiaires flottaient à leur surface; enfin le désert s'animait, l'éten- due perdait sa monotonie , l'équipage avait retrouvé sa gaieté.
Un jour que, penché sur les lisses du gaillard d'arrière, je suivais machinalement des yeux le sillage du vaisseau, je remarquai, à plusieurs pieds de profondeur, des taches d'un bleu vif et lumineux dont la nature me parut d'abord indécise, mais dans lesquelles je ne tardai pas à reconnaître des poissons. Ils voyageaient en troupe nombreuse, et peut-être depuis longtemps, avec nous. La nouvelle de cette découverte s'étant propagée rapidement, produisit un grand mouvement dans le quartier des passagers ; on prépara des lignes , on garnit des hameçons , dix amorces effleurèrent en même temps la vague. Le succès ne semblait pas douteux; et comme l'heure du déjeuner était proche, chacun se félicitait d'un aussi heureux à-propos. Mais vain espoir et vaine émulation ! un poisson se déta- chait de la bande, venait reconnaître le piège, le flairait un instant et poursuivait sa route avec indifférence. Ce jeu dura longtemps; les spectateurs avaient perdu patience et les pêcheurs eux-mêmes étaient découragés, lorsque le capitaine, brandissant une fouine d'une main qui n'était pas novice, atteignit une dorade du poids de dix livres environ et la jeta sanglante sur le pont. Ce poisson, au sortir de l'eau , était argenté et moucheté d'azur ; on le vit , pendant sa courte agonie , revêtir successivement les nuances métalliques les plus riches , jusqu'au moment où elles se confondirent en une teinte d'or éblouissante.
Il nous est arrivé souvent de prendre des dorades à la ligne, surtout dans le voisinage du tropique; singulièrement voraces, ces poissons s'attachaient au bâtiment et le suivaient avec persévérance, pour profiter des débris qui tombaient à la mer. Quand l'appât était de leur goût, quand, par exemple, c'était un morceau de dorade, de la dorade toute palpitante qui venait d'être prise à
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l'instant, ils happaient avidement l'hameçon aussitôt qu'il touchait la vague. Rien de plus amusant que cette pêche dont on suit les moindres incidents à travers la transparence de l'onde : le poisson se précipite, se débat, étincelle, résiste, cède enfin à la ligne qui l'entraîne, et bondit sur le pont qu'il frappe violemment de sa queue. On ne réussit pas toujours à le hisser à bord; soit qu'il rejette l'ha- meçon , comme l'affirment les matelots, par suite d'une contraction de l'estomac , soit que le poids et les mouvements du corps déter- minent une rupture dans les muscles du pharynx. Lorsque les dimensions de la dorade font appréhender un pareil échec, on l'asphyxie en lui maintenant la tête pendant quelques minutes hors de l'eau. Remorquée ainsi à l'arrière du navire, elle change rapi- dement de couleur ; l'argent dont brillaient ses écailles prend la nuance éclatante de l'or, tandis que la nageoire çlorsale conserve sa belle teinte d'azur. C'est alors qu'elle justifie pleinement le nom que les Grecs lui ont donné et que nous avons emprunté des Latins 1. La chair de la dorade est ferme, blanche , un peu sèche , plus délicate cependant que celle du thon et de la bonite. C'est un poisson très-inférieur aux bonnes espèces qui hantent les côtes de l'Océan. L'apparition des dorades était d'un bon augure; elle annonçait la proximité de la zone des vents alises que nous nous efforcions depuis longtemps d'atteindre. Déjà flottaient par groupes solitaires ces plantes marines qui embarrassèrent les vaisseaux de Colomb et qui causèrent une telle consternation parmi ses équipages; les pre- mières tiges que nous nous procurâmes piquèrent notre curiosité, comme les productions d'une contrée nouvelle ; quelquefois un crabe voyageur passait sur les fragments que le vent avait arrachés aux bancs épais qui croissent sous les latitudes tropicales 2. Une foule de
1. Xpûacopuç, Aurata des Latins.
2. « Sur l'une de ces espèces de prairies mobiles, était un crabe vivant que Colomb con- serva avec soin. » W. Irving. Hist. de Colomb, 1. m, c. 3. Il m'arrivera plus d'une fois de citer les voyages de Colomb; que le lecteur veuille bien me pardonner cette érudition facile; on aime à suivre l'Odyssée du grand navigateur dans les parages du Nouveau Monde, comme on se plaît à parcourir l'ancien, Homère ou Hérodote à la main. Colomb est le premier de nos classiques lorsqu'il s'agit de cette terre qui n'a pas d'histoire anté- rieurement à lui.
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petits crustacés, d'annélides, de mollusques, se fixent, vivent et meurent sur ces prairies mouvantes, attirant dans leur voisinage d'autres êtres qui s'en nourrissent. Le naturaliste étonné de ces prodigieux amas , semblables à des îles de verdure , se demande si la plante dont ils sont formés végète à la surface des eaux ou se détache accidentellement de leurs profondeurs d.
« Voyage de poissons, voyage long, » disent les marins dans leur langage figuré ; cet axiome était pleinement confirmé : aux bourrasques dont nous avions profité pour atteindre ces latitudes avaient succédé des brises d'une extrême mollesse, puis un calme désespérant. La mer était sans rides et le ciel sans traces de vapeurs ; quand la nuit arrivait avec son cortège d'étoiles, la brume fine qui montait des eaux enveloppait l'étendue d'un voile semé de paillettes d'or ; ce spectacle était prestigieux , surtout lorsque la couche dia- phane se laissait pénétrer par quelques rayons isolés qui se réflé- chissaient en traînées lumineuses autour de nous. Parfois de longs éclairs embrasaient l'horizon, mais le vent se taisait; les voiles assoupies se soulevaient paresseusement et retombaient le long des mâts; enfin le bâtiment, immobile, semblait enraciné sur l'Océan.
La journée s'écoulait lentement au gré des passagers, qui déjà soupiraient pour la terre sans oser le manifester. Pour moi , grâce au plan de vie régulier que j'avais adopté dès l'origine , je prenais assez philosophiquement mon parti ; les instants dérobés à la lec- ture et au travail acquéraient un prix relatif: que d'heures n'ai-je point passées, accoudé sur le pont, à contempler le bleu liquide des eaux et les spirales de neige que la carène traçait dans leur profondeur ! Je mesurais la vitesse de notre marche et je calculais l'intervalle que nous franchissions en un jour; l'image de la terre natale, dont chaque souffle nous éloignait, me charmait comme une douce et mélancolique vision; mon âme n'était plus comprimée, comme au jour du départ, entre les regrets du passé et les appré- hensions de l'avenir ; je me sentais plein de confiance , d'ardeur et
\ . C'est aux petites vésicules sphériques qui se développent le long de leur tige que ces singuliers fucus doivent le nom de ratiins des tropiques.
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de courage, quoique mon cœur ne fût pas entièrement dégagé de l'étreinte qui le serrait encore.
Le soir est arrivé ; le soleil s'est éteint dans les brumes violettes de l'horizon ; le dîner se termine , chacun monte sur le pont pour jouir des lueurs du crépuscule et du spectacle que promet la nuit ; le cigare brille , on cause , on rit , on se promène ; circonscrits dans les limites étroites d'un bâtiment, les éléments sociaux se sont bien- tôt ralliés; une communauté passagère d'intérêts et de dangers donne à ce rapprochement les apparences de l'intimité : on vit en- semble comme si l'on se connaissait depuis longtemps, car on peut échanger un certain nombre d'idées , de vœux et d'espérances.
Tandis que le café circule, que le punch flambe et que la discus- sion s'anime, les âmes tendres et poétiques s'isolent pour chercher une étoile qui scintille dans la direction de la patrie ou pour prêter l'oreille aux harmonies de l'Océan. L'Océan a ses concerts comme les forêts; à cette heure mystérieuse qui n'appartient plus au jour et qui n'est pas encore la nuit, on croit parfois entendre, au milieu du frémissement des vagues , des sons indescriptibles qui montent des profondeurs. Pendant que l'imagination s'égare à la poursuite de ces voix inconnues , un chant réel et mieux articulé résonne à l'avant du navire ; moins harmonieux que celui des sirènes, il a du caractère et fait aussi rêver ; c'est un air du pays natal , l'air favori de quelque matelot. Aux refrains succèdent des récits : écoutez l'histoire lamentable d'un novice dévoré par les requins ; la pauvre mère attend toujours son fils et murmure son nom dans une prière, sans se douter qu'elle a perdu l'espoir de ses vieux jours. D'autres racontent le naufrage de la Magicienne, la pêche de la baleine dans les mers du Japon , les campagnes aventureuses de l'Astro- labe et de la Zélée; il y a des hommes ici qui ont vu de terribles choses, qui ont été grillés sous l'équateur et gelés sur le pôle, qui ont lutté vingt fois avec la mort, qui peut-être sont des héros; pauvres diables dont l'existence obscure n'attire pas même un regard de curiosité.
Voici la pleine lune qui monte aux deux : le pont est inondé de
12 CHAPITRE PREMIER.
lumière; on distingue jusqu'aux agrès les plus déliés, jusqu'aux aiguilles des derniers mâts. L'avant seul est noyé dans l'ombre que projette la voilure. Quel spectacle que celui d'un vaisseau qui , par une nuit calme et radieuse , poursuit sa route sur le vaste Océan ! Là se concentrent et se manifestent à la fois toute notre grandeur, toute notre faiblesse. Nous éprouvons un légitime orgueil en contemplant un aussi beau triomphe; mais nous sentons aussi notre néant, lorsque isolés sur ces espaces immenses où la volonté qui nous guide peut aussi nous abandonner, nous comptons chaque heure qui s'écoule comme une victoire remportée sur l'abîme.
Ainsi se passaient les soirées et une partie des nuits dans le sud des Açores ; il y avait un mois que nous avions quitté le Havre, et il nous restait encore plus de mille lieues à parcourir. Enfin nous par- vînmes à franchir le trentième parallèle, qui limite de chaque côté de l'équateur la zone des vents alises; favorisés par une brise du nord- ouest, nous nous trouvâmes bientôt à trois degrés du tropique. Là, nous fûmes assaillis par des grains multipliés. On connaît la violence et la soudaineté de ces tempêtes éphémères ; elles ne res- semblent pas aux froides tourmentes du Nord, qui impriment à la nature un caractère durable de tristesse ; une moitié du ciel est tou- jours radieuse , quand l'ouragan s'apprête sur le point opposé. On voit les vapeurs monter lentement dans cette direction et se con- denser en nuées orageuses; le soleil pâlit, l'air devient suffocant, les voiles battent lourdement leurs mâts ; puis tout à couple vent gronde, rugit, la mer change de couleur, la pluie fouette dans les manœu- vres, les éléments se confondent en un tourbillon impétueux qui vient fondre sur le navire et balayer le pont. Heureusement la Syl- phide a diminué de voiles : l'ouragan redouble de violence, le capi- taine donne l'ordre de carguer ; quand soudain l'un des petits huniers se déralingue avec un bruit terrible, et disparaît comme une légère vapeur. Cependant de beaux nuages dorés flottent dans l'azur du ciel à l'horizon opposé.
C*es cataclysmes, par bonheur, ne sont jamais durables ; la tran- quillité renaît à bord ; nous marchons enfin avec les vents alises.
L'OCÉAN ATLANTIQUE. 43
Une chaleur douce pénètre l'atmosphère; les vêtements d'été ont remplacé ceux d'hiver; enfin une tente, installée sur la dunette, nous abrite contre l'ardeur toute nouvelle du climat. Les phéno- mènes qui nous avaient frappés dans le voisinage des Açores se prononcent davantage et deviennent plus variés; le coucher du soleil est d'une magnificence inouïe; la mer a des reflets violacés; le fucus ne flotte plus par petites masses isolées, mais par bancs continus. De rares poissons volants jaillissent du creux des vagues; semblables à l'hirondelle, ils rasent la surface des eaux en humec- tant de temps en temps leurs nageoires pectorales. Quelquefois, effrayées par la proue du navire , leurs bandes s'élèvent comme un essaim. A leur vol rapide, à leur ventre argenté , à leurs ailes trom- peuses, on les prendrait pour des oiseaux. Ces poissons, dans leur impétuosité irréfléchie, s'élancent parfois jusque sur le pont des bâ- timents, ou viennent, pendant la nuit, se briser contre les bor- dages1. Nous vîmes aussi d'énormes cétacés qui parurent un instant dans nos eaux. Enfin un paille-en-queue , habitant de la zone tor- ride, vint planer au-dessus de nos mâts ; nous étions à quatre cents lieues des Açores.
Mal préparés à une aussi longue traversée, l'ennui commençait à nous gagner. La mer n'avait plus pour nous de distractions ni surtout d'illusions : nous connaissions trop bien la distance qui nous séparait du port. Le temps se consumait à consulter le vent , à observer le loch, à interroger le compas et à calculer les probabilités de l'ave- nir. Nous ne marchions qu'à la faveur de quelques grains passagers entrecoupés de calmes. Une pareille existence, au bout d'un mois et demi, devient très-lourde à supporter; la première période du voyage se partage entre les regrets et l'espérance ; insensiblement le pre- mier sentiment s'affaiblit , et le second devient dominant. Quand la
1 . Les matelots en prirent un qui n'avait pas franchi moins de cinq mètres pour atteindre li! bord. Ces poissons, par leur goût, se rapprochent du rouget. Leur élan est extrêmement impétueux; ils parcourent d'assez longues distances, mais en rasant toujours la surface des eaux. Je n'ai jamais vu leur vol dépasser 3 ou 4 pieds de hauteur, et je pense qu'ilst n'arrivent sur les bâtiments qu'à la faveur du vent qui les enlève. J'ai effectivement remarqué qu'ils embarquent toujours par le hord qui est au vent, quoique ce soit le plus élevé.
*l CHAPITRE PREMIER.
limite que les calculs les mieux fondés ont assignée au temps est atteinte et que le but se montre toujours éloigné, alors commencent l'ennui et le découragement : l'énergie diminue ; le cerveau con- centre toutes ses facultés sur un seul ordre d'idées ; la susceptibilité nerveuse prend un accroissement maladif; on personnifie les élé- ments, qui semblent ennemis, et l'esprit, abattu sans être résigné, passe de l'irritation à un état de prostration complet. J'ai observé ces symptômes nostalgiques chez plus d'un passager ; à mille lieues du Havre , l'île de Cuba leur paraissait plus éloignée que jamais ; ils demandaient à grands cris une tempête pour sortir à tout prix des calmes qui nous enchaînaient.
Ces vœux furent exaucés : le 14 décembre, une forte brise souffla du nord ; la mer se couvrit d'une neige éblouissante que le vent dis- persait en poussière ; en ce moment nous aperçûmes une trombe dont la cime amincie se perdait dans les nuages ; l'Océan bouillonnait sous l'aspiration puissante du météore que l'orage emporta vers le sud.
Cependant le soleil se couchait derrière une masse imposante de vapeurs; de tristes lueurs percèrent un moment ce rideau, puis s'étei- gnirent dans l'ombre qui croissait. La brise était tombée et le silence morne des éléments nous tenait tous dans l'anxiété. Bientôt les rou- lements du tonnerre vinrent troubler ce calme inquiétant ; le feu semblait jaillir de tous les points de l'horizon ; nous distinguions à la lueur des éclairs les vagues monstrueuses qui bondissaient autour de nous, puis l'Océan s'ensevelissait de nouveau dans une vaste et effrayante obscurité ; spectacle émouvant et sublime, que l'instinct de la conservation ne permet guère d'apprécier dignement. On sent trop bien dans de pareils moments que la vie et toutes ses espérances dépendent de la solidité d'une planche ou de la résistance d'un clou. La nuit fut mélangée de rafales violentes et de calmes subits ; les lames qui franchissaient le pont semblaient vouloir l'écraser de leur poids; à chaque nouvel assaut, le navire s'affaissait en gémissant, comme une vieille forteresse ébranlée par une machine de guerre : ce fut ainsi que nous fîmes notre entrée dans la mer orageuse des Antilles.
L'OCÉAN ATLANTIQUE. 45
Trois routes s'offrent au navigateur d'Europe lorsqu'il se rend à la Havane et qu'il approche du terme de son voyage : deux au midi et une au nord. La première s'engage immédiatement dans l'Archipel, reconnaît les caps avancés d'Haïti et laisse la Jamaïque au sud pour doubler la pointe occidentale de Cuba; c'est celle des bâtiments d'un fort tonnage ; elle n'est pas sans péril, car pendant cinq cents lieues on navigue dans le voisinage des terres. La seconde, celle du vieux canal de Bahama , est à peu près abandonnée à cause des difficultés qu'elle présente. La troisième enfin se dirige sur la grande Abaco, la plus septentrionale des Lucayes, pénètre dans le canal de la Providence et coupe obliquement le grand banc de Ba- hama. C'est la voie que préfèrent les petits bâtiments qui ne tirent pas au delà de treize pieds d'eau ; plus courte que les deux autres, elle offre aussi plus de sécurité , car elle n'a guère que cinquante lieues de dangers; mais Péloignement des terres lui donne de la monotonie. Ce fut la route que nous suivîmes. Aux périls que la nature a semés libéralement dans ces parages s'ajoutait, il y a vingt- cinq ans, celui des pirates espagnols ; retirés dans les anses inacces- sibles qui découpent le littoral de Cuba , ils trompaient les naviga- teurs par des signaux perfides ou surprenaient les bâtiments arrêtés par le calme. Mais la marine américaine, de concert avec celles de France et d'Angleterre, a mis fin à un brigandage dont l'Espagne ne prenait nul souci , en exerçant une surveillance rigoureuse sur ces mers1.
Le 21 décembre, à dix heures et demie du soir, le sommeil com- mençait h fermer mes yeux, lorsque j'entendis une rumeur inaccou- tumée sur le pont. Jugeant au bruit et au mouvement qu'il s'agissait d'un événement de quelque importance, je m'habillai à la hâte, sortis de ma cabine et montai l'escalier. Le ciel était couvert, l'air vif, la mer unie ; la Sylphide portant toutes ses voiles courait par une bonne brise de l'est au milieu d'une écume phosphorescente; les passagers
1. Les Jardins de la Reine, au sud de Cuba, et toute la côte, de Maisi à Matanzas, ser- vaient de repaires à ces pirates, qui équipaient leurs bâtiments dans le golfe de Régla, à côté des arsenaux du roi, el vendaient effrontément sur le marché de la Havane les produits de leurs courses.
46 CHAPITRE PREMIER.
étaient réunis sur la dunette, le regard dirigé vers l'avant du navire; immobiles et muets, ils semblaient absorbés dans la contemplation d'un objet invisible. Au moment où je m'approchai d'eux pour recueillir quelques informations, une lueur parut vers l'occident, grandit, jeta un vif éclat, et diminuant graduellement de volume , s'effaça dans l'obscurité de la nuit. Ce fut un moment solennel : l'Amérique était devant nous; le phare tournant d'Abaco brillait à six lieues de distance Notre estime nous avait trompés de deux jours (A).
Au milieu des émotions diverses qui vinrent m' assaillir, je me souvins du fanal de Barfleur que j'avais vu luire ainsi pendant une nuit déjà bien éloignée; quel intervalle entre ces deux sentinelles avancées du nouveau et de l'ancien monde! La joie la plus extrava- gante s'était emparée de mes compagnons ; ils ne pouvaient détour- ner leurs regards de cette lueur tantôt vive et tantôt mourante , qui signalait un premier écueil sur la terre lointaine que nous étions venus chercher. L'image du bâtiment qui touche au port après une traversée laborieuse n'était plus une fiction banale, mais un fait réel et saisissant. Ceux qui saluaient pour la première fois l'Amérique éprouvaient en outre une vive curiosité ; ce sentiment , chez moi, finit par dominer tous les autres; mais j'interrogeais inutilement l'obscurité ; la terre et l'Océan demeuraient confondus dans les mêmes ténèbres. Cependant la plus grande activité régnait à bord; on changeait les manœuvres; on plaçait une vigie sur le petit hu- nier; on préparait les ancres et les sondes; le capitaine ne devait plus quitter son poste ni le jour ni la nuit. Ses fonctions emprun- taient au danger une autorité grave que nul n'était tenté de décliner. Une carte du canal déployée sur la table traduisait fidèlement les moindres accidents de la route , et permettait à chacun de suivre les évolutions que la sûreté du navire allait nécessiter.
Le temps se montrait favorable; à minuit et demi nous attei- gnîmes l'embouchure du passage; le phare d'Abaco n'était plus qu'à deux milles de distance, mais sa lumière rayonnait dans le vide et n'était reflétée par aucun objet ; nous crûmes cependant distinguer
L'OCÉAN ATLANTIQUE. 17
une ombre plus obscure à travers la transparence douteuse de la nuit. Ce fanal solitaire, cette ombre mystérieuse, exercèrent un certain prestige sur nos imaginations ; nous étions pour ainsi dire sur le seuil d'un monde inconnu, qui d'un instant à l'autre allait se mani- fester à nos yeux.
Mon sommeil vingt fois interrompu fut peuplé de rêves fantas- tiques; l'aube blanchissait à peine que déjà j'étais sur le pont; mais la terre avait disparu ; nous avions franchi le canal et nous voguions paisiblement sur le banc de Bahama; l'air était vif, le ciel marbré de blanc et d'azur; on sentait à la placidité des eaux qu'une barrière invisible nous séparait de l'Océan. La silhouette grise de plusieurs vaisseaux , qui se montraient sur divers points de l'horizon , fixa bientôt notre attention comme un spectacle tout nou- veau. Peu à peu le soleil se dégagea des nuages, et la mer prit cette nuance d'opale qu'elle emprunte généralement aux bas fonds. Nous marchâmes pendant tout le jour en sondant, avec des précautions infinies, la limpidité des eaux était effrayante ; on distinguait nette- ment les éponges et les hydrophites qui tapissaient leur lit et qu'une illusion d'optique rapprochait encore de nos yeux; la quille du bâti- ment semblait raser le tuf, quoiqu'elle en fût à plus d'un mètre; à chaque interruption du banc, l'Océan reprenait sa couleur bleu foncé. Il est facile d'apprécier les risques d'une pareille naviga- tion lorsqu'elle est entreprise par un temps douteux.
Ces parages sont extrêmement poissonneux : à peine y eûmes- nous pénétré, que nous prîmes une espèce du genre clupea, nommée par les marins iassard, et selon eux, la meilleure de ces mers. En même temps, une bécune, semblable à un formidable brochet, mordait à un second hameçon. Une tête allongée et de puissantes mâchoires dont l'inférieure est armée à son extrémité d'une dent conique et solitaire, donnent à cette habitante des ondes tropicales une physionomie étrangement menaçante. La bécune est un pois- son suspect dans l'opinion des matelots ; ils lui attribuent des vertus malfaisantes qu'elle acquerrait, dit -on, en vivant à l'ombre des mangliers, dont les racines lui servent d'abri ; mais nous ne nous i. * 2
18 CHAPITRE PREMIER.
arrêtâmes point à ce préjugé ; l'abstinence que nous avions subie nous persuada qu'il était mal fondé.
En poursuivant notre navigation , nous vîmes flotter des débris de palmier et de petites oranges que la mer avait arrachés sans doute aux îles voisines ; puis, comme des bulles d'opale, ces animaux vésiculeux que les naturalistes appellent physalies et les navigateurs du nom pittoresque de galères portugaises. Quoiqu'on n'aperçût point la terre, tout la faisait pressentir; chacun était attentif aux indices qui en révélaient la proximité ; on se communiquait mille suppositions, mille remarques, on causait avec effusion, on était enivré ; pour moi, je croyais faire un rêve.
Sur les trois heures du soir, le 23 décembre, nous coupâmes le tropique. Déjà le pan de Matanzas, élevé de quatorze cents pieds, apparaissait , comme une légère vapeur arrêtée sur les eaux ; puis les hautes terres de Jaraco se montrèrent sur plusieurs points à la fois ; les contours devinrent plus fermes , les masses détachées se relièrent, et bientôt le profil lointain de la côte ne forma plus qu'une ligne immense et continue. Il était trop tard pour nous hasarder plus avant; nous mîmes donc à la cape à trois lieues du littoral. A neuf heures, je montai sur la dunette ; une ceinture de nuées blanches reposait à l'horizon; la voûte du firmament, d'un bleu vif et profond, étincelait d'étoiles; au zénith brillait le croissant de la lune; au sud -ouest enfin, une lueur rougeâtre signalait l'entrée du port. La pureté du ciel, l'éclat des constellations, la tiédeur de la température , tout concourait au charme de cette nuit, la 'première que nous eussions passée au delà du tropique. Mais le calme dont nous jouissions fut de courte durée ; le vent s'éleva , la mer grossit, et le roulis épouvantable du navire, qui n'était plus sou- tenu par sa voilure, vint corriger l'excès de notre satisfaction. Une heure avant le jour, je tombai dans un profond sommeil , et quand j'ouvris les yeux, la Sylphide était mouillée en face de la Havane, après cinquante -quatre jours d'une navigation laborieuse.
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CHAPITRE II
LA TERRE
Avant do poursuivre ce récit, je dois faire connaître en peu de mots Je but et, le plan de mon voyage. L'île de Cuba, que nous venions d'atteindre, n'était pour moi qu'un point de relâche, où je devais me retremper et recueillir quelques informations indis- pensables; l'objet que j'avais principalement en vue était l'explora- tion du Guatemala, pays peu visité qui, par son isolement, son accès difficile, sa situation intermédiaire entre les deux grandes masses du continent américain, piquait vivement ma curiosité. Je m'étais pro- posé d'y pénétrer par le Vucatan, d'en étudier l'histoire naturelle et la géographie, enfin d'ajouter, autant qu'il dépendrait de moi,
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aux connaissances que Ton possédait déjà sur la constitution phy- sique , les productions et l'état social de cette contrée. La tâche était bien vaste et peut-être un peu ambitieuse ; livré à mes seules ressources, atteint d'ailleurs par la maladie presque au début de mon voyage , je l'ai remplie fort imparfaitement ; mais je n'ai pas dévié de mon itinéraire, et j'ai essayé jusqu'au bout de lutter contre les difficultés qui naissaient de mon isolement.
Mon projet était donc nettement arrêté , quoique les voies d'exé- cution fussent encore vagues dans mon esprit, lorsque je débarquai àl a Pavane, où je résolus de séjourner pour m'initier aux mer- veilles de la végétation tropicale, épancher le premier flot de mon admiration, et m' orienter enfin avant de m'engager dans une entre- prise dont je ne me dissimulais pas les hasards.
La dernière nuit qui s'était écoulée à bord de la Sylphide avait paru fort dure à tous les passagers; on devine aisément ce que l'on peut attendre d'un navire à la cape, c'est-à-dire condamné à l'immobilité par une forte houle ; le roulis et le gémissement d'un mât qui plongeait dans la salle commune , nous avaient donc tenus tous en éveil, jusqu'à ce que la fatigue nous eût enfin fermé les yeux.
Quand nous nous éveillâmes, l'agitation de la mer avait cessé : le calme le plus profond succédait au tumulte des vagues et au siffle- ment du vent dans les agrès; nous nous habillâmes à la hâte et cou- rûmes sur le pont : la terre nous environnait de toute part ; nous étions à l'ancre au bord d'un immense bassin , formé par une cein- ture de collines dont la courbe embrassait les trois quarts de notre horizon. Ces hauteurs nous apparaissaient couronnées de palmiers et de forteresses rougeâtres; à l'opposé, on découvrait la ville à travers une forêt oscillante de mâts et de cordages. Les édifices peints de vives couleurs et surmontés d'ornements capricieux, sem- blaient porter le cachet de la fantaisie plutôt que celui du bon goût. Une population bigarrée se pressait sur les quais, dans le costume léger des pays chauds ; les eaux et le rivage retentissaient du choc des avirons, du grincement des poulies, du chant des travailleurs,
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de tous les bruits enfin qui accompagnent le mouvement maritime et qui annoncent la vie d'un peuple industrieux. Le soleil du tropique manquait seul au tableau ; le ciel était couvert, et la pluie tombait par intervalles.
Tandis que nous jouissions de ce magnifique panorama, dont les détails se présentaient successivement à nos regards , nous aper- çûmes tout à coup un objet indéfinissable qui flottait à quelques brasses de notre bord ; c'était une frégate française de soixante canons, dépouillée de ses agrès et horriblement mutilée ; un peu plus loin, on voyait un second vaisseau, appartenant également à notre escadre , dont les mâts avaient été rasés à la hauteur du pont ; puis, çà et là, des débris et des ruines que nos yeux commençaient à distinguer, attestaient une longue série de désastres. Nous apprîmes qu'un ouragan avait ravagé l'île peu de jours avant notre arrivée et qu'un grand nombre de bâtiments avaient sombré dans l'enceinte même du port. Les circonstances de ce récit , que les traces fla- grantes du sinistre rendaient plus saisissant encore , nous impres- sionnèrent fortement; tant de sécurité semblait régner autour de nous, que nous conçûmes une idée extraordinaire d'un pays où de pareils gages pouvaient s'évanouir en un instant *.
Cependant la Sylphide avait reçu la triple visite des préposés de la police , de la douane et de la santé ; le teint jaunâtre de ces der- niers, leurs yeux vitreux, leurs traits flétris, contrastaient si plai- samment avec leur ministère, que nous nous demandâmes s'ils n'étaient pas eux-mêmes porteurs de quelque redoutable épidémie. On nous apprit que l'administration des douanes se disposait à célé- brer les fêtes de Noël par des loisirs plus ou moins prolongés; comme il nous restait peu de temps pour nous mettre en règle avec
1. L'ouragan des 10 et 11 octobre 1846, un des plus violents dont on ait conservé le sou- venir, détruisit 1872 maisons, tant dans la ville qu'à la campagne; 19 vaisseaux de guerre, 105 bâtiments marchands, 111 de cabotage, en tout 235 navires furent anéantis ou considé- rablement avariés; enfin 114 individus perdirent la vie. Le mois d'octobre semble ramener plus fréquemment ces grandes perturbations atmosphériques ; sur 24 ouragans qui ont été observés dans l'île pendant un intervalle de 134 ans; 14 ont éclaté en octobre. Le plus ancien remonte à 1498, époque du troisième voyage de Colomb; celui de 1527 détruisit l'expédition de Pamfilo Narvaez dans le port de Trinidad.
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elle, chacun fit ses préparatifs afin de quitter le navire. Je serrai donc la main du capitaine Drinot , qui nous avait conduits si heu- reusement au port , un de ces hommes trop rares qui savent allier à la froide énergie du marin les plus aimables qualités du cœur ; et m'étant assuré d'une embarcation, je voguai bientôt vers la ville. Nous passâmes entre les hunes d'un bâtiment américain qui avait coulé bas, et nous touchâmes presque aussitôt la terre. Ce fut alors que je pus apprécier toute la violence de l'ouragan : le quai, construit en madriers solides, avait été rompu et fracassé par la proue des vaisseaux, sur une partie de son étendue. Sans m'arrêter longtemps à considérer ce désastre , je m'élançai hors du bateau et je foulai enfin le sol du nouveau monde. En moins d'une heure et demie, grâce à l'activité d'un intermédiaire officieux, j'eus satisfait aux minuties puériles qui gâtent par tout pays les joies de l'arrivée, et je pus m' acheminer en quête d'un domicile, accompagné de mon bagage ; il m'en coûta six piastres pour jouir librement de tout ce qui m'appartenait 4.
On m'avait averti que la vie était fort chère à la Havane ; je m'estimai donc heureux de trouver dans une maison particulière la nourriture et le logement au prix de deux piastres par jour. L'aspect de ma nouvelle résidence m'eût appris, si je l'eusse ignoré, que je vivais sous un climat nouveau. Des pièces vastes et un peu sombres donnant sur une cour intérieure, des murs épais, des portes et des fenêtres d'une dimension exorbitante, des jalousies partout, des revêtements en faïence à hauteur d'appui , point de papiers ni de tentures, peu de meubles, quelques chaises en bois ou en rotin, un lit soigneusement clos d'une moustiquaire, tels furent les signes extérieurs qui me frappèrent dès le début. Le thermomètre cen- tigrade marquait dix -huit degrés; nous étions en hiver, le soleil s'inclinait de l'autre côté de l'équateur.
A peine eus-je terminé les arrangements les plus indispensables, que je sortis pour jeter un coup d'œil sur la ville. J'éprouvais une
\. La valeur intrinsèque de la piastre est de 5 fr. 4B c.
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soif de voir et de m'imprégner, pour ainsi dire , des choses tropi- cales, que je n'avais jamais ressentie avec autant de vivacité dans mes précédents voyages. Je me dirigeai d'abord vers le môle , sans m'inquiéter de la pluie qui tombait par petites averses, afin de contempler sous un nouvel aspect le tableau magnifique que j'avais entrevu le matin , la vaste étendue de la rade perdue dans l'intérieur des terres, la ceinture de collines ondulant jusqu'à l'horizon , et le bourg de Régla , arsenal de la marine marchande , dont les maisonnettes blanches se réfléchissaient dans l'eau. Quant aux quais bâtis sur pilotis , ils ne répondirent point à mon attente, peut-être parce qu'on me les avait trop vantés : en entendant nommer les bois précieux employés à leur construction , à peine avais -je songé qu'il devait exister beaucoup de ressemblance entre une solive brute d'acajou et une solive de chêne. Je fus donc un peu désappointé à la vue d'un assemblage de madriers gros- sièrement équarris, raboteux , disjoints par l'ouragan et souillés du limon que le flot y avait laissé; il était facile de juger que même avant la tempête, le mérite de cette construction n'était pas pré- cisément l'élégance. Je remarquai plus loin de légers magasins., formés d'un toit en zinc élevé sur des colonnettes de fonte; ils abritaient les marchandises soumises à l'inspection de la douane. La Bourse se tient aux alentours ; aucun édifice spécial ne lui est consacré; c'est en plein air, sous cet heureux climat, que s'assem- blent à certaines heures les négociants, les courtiers, les oisifs, pour traiter d'affaires ou pour apprendre les nouvelles. On distingue facilement les créoles, gens de petite taille et d'un tempérament sec, des robustes Catalans, ces Auvergnats de l'île, qui y débar- quent avec un écu, et parviennent à force d'économie, d'union et de persévérance , à fixer sur eux les faveurs de la fortune. A côté de cette population blanche, élégamment vêtue, je vis un peuple noir, nu jusqu'à la ceinture, qui travaillait en s'animant d'un chant plaintif; il déchargeait les navires amarrés contre la charpente raboteuse des quais. Là étaient entassés les farines des États-Unis, les vins d'Espagne, le riz de la Caroline, le beurre de New- York,
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le tassao de Buenos- Ayres1, tandis que de petites charrettes traî- nées par des mulets apportaient en échange les trois produits de l'île, le sucre , le tabac et le café. L'activité qui régnait en ces lieux annonçait un grand mouvement commercial ; l'odorat y était saisi par des émanations étranges, et l'oreille assourdie par mille bruits et mille rumeurs confuses. Après cet examen rapide, j'aban- donnai les quais dont les édifices mesquins et délabrés ne m'inspi- raient qu'un médiocre intérêt, pour m' enfoncer dans la cité, au hasard et sans but , voyage de découverte dont je me promettais un plaisir infini. Deux heures de pluie avaient suffi pour rendre les rues impraticables ; des ruisseaux ou des mares , suivant l'inclinai- son du sol, envahissaient la voie publique, ne laissant subsister qu'un trottoir exigu, glissant et dégradé, où se traînait pénible- ment la classe infime de la population : c'était à qui s'effacerait contre la muraille pour éviter le choc des équipages qui faisaient tourbillonner la boue. L'étranger court bien quelques hasards , lorsqu'à la nuit close il s'aventure dans ce dédale fangeux, sans autre guide que la clarté fumeuse d'un réverbère ; mais de pareils obstacles ne pouvaient m' arrêter, surtout à la lumière du jour.
Les créatures